Avant de devenir un Parc naturel régional ou même d’acquérir un statut international Ramsar pour sa zone humide, la Brenne était depuis déjà des siècles un espace dont les sociétés du passé ont su reconnaître les spécificités. Elle a été érigée avec le temps en territoire par son histoire sociale et environnementale.
Les moines dans le saltus ou « pays des buttes »
Probablement écrit au Xème siècle, le récit de la vie de saint Cyran, fondateur au VIIème siècle des deux abbayes brennouses de Méobecq et de Longoret (devenu Saint-Cyran), évoque l’existence d’une contrée appelée le saltus Brioniae, située aux confins de la Touraine, du Berry et du Poitou que les premiers érudits locaux ont assimilé à un espace ancestral sauvage et humide. On pense plutôt aujourd’hui, grâce notamment aux données palynologiques, que ce terme latin désigne un territoire assez vaste au statut spécifique et présentant des milieux très divers et pas forcément humides. Quand au nom même de Brenne, son origine nous est inconnue mais pourrait toutefois être liée à la présence des buttons, ces buttes de sables et de grès qui parsèment cette étendue…
Avant, une zone de production sidérurgique
Avant l’apparition de la Brenne dans les textes, ce sont les vestiges archéologiques qui nous permettent de déduire ce qu’ont dû être ses paysages avant le Moyen Âge.
Ils sont nombreux (y compris sous la surface des étangs !) à témoigner de l’implantation ancienne de l’homme. L’activité qui semble dominer pendant l’Antiquité est la métallurgie, à savoir l’extraction et la réduction du minerai de fer. L’existence probable d’un district sidérurgique en liaison avec l’agglomération antique d’Argentomagus autorise à supposer la présence de massifs boisés (sources du charbon indispensable) qui doivent alors recouvrir une partie importante du centre de la Brenne et dont le charbonnage intensif a peut-être bouleversé le fragile équilibre hydrologique du milieu. Il est en effet possible qu’une exploitation excessive des ressources forestières et une ouverture du paysage, associé également au développement de l’agro-pastoralisme au cours du Moyen Age, ait accentué l’humidité latente des sols alors privés de l’absorption racinaire d’une forêt qui jouait le rôle de régulateur hydrologique.
C’est dans ce milieu hérité que les moines bâtissent les abbayes de Saint-Cyran et de Méobecq au milieu du VIIIème siècle. Mais contrairement à ce qu’a pu distiller la tradition, ils n’ont assaini aucun marais ni créé d’étangs, ouvrages dont on ne trouve la trace qu’à partir du milieu du Moyen Âge.
Le pays de Brenne
Le « pays » de Brenne est une réalité médiévale comme le montre quelques chartes anciennes où apparaissent les premiers suffixes de pays. Il s’agit des en-Brenne qui permettent de localiser un nom de paroisse, jugé trop commun, dans le « pays » où il se trouve renforçant l’idée d’appartenance (exemple : Saint-Michel-en-Brenne, Sancti Michaelis in Brena en 1264). La perception populaire en a fait un « pays » traditionnel durant l’Ancien Régime. Les limites de cet espace, relevant de l’impression du vécu ordinaire, ne furent jamais réellement posées…
L’essor piscicole au Moyen Âge
À partir du Moyen Âge central, le paysage de la Brenne prend progressivement l’aspect que nous lui connaissons. Au plus tard à partir du xive siècle jusqu’au xvie siècle, des étangs de pisciculture sont construits en grand nombre par l’édification de barrages de terre en travers de nombreux petits talwegs qui parsèment la Brenne. Absolument tous anthropiques, ces étangs ont été probablement créés à la faveur de l’arrivée en Europe occidentale d’un poisson adapté aux exigences et aux besoins des populations médiévales : la carpe danubienne (Cyprinus carpio carpio). La découverte de ce poisson extrêmement rentable conduit le pays de Brenne, inapte à la culture céréalière, à se « spécialiser » dans l’élevage spéculatif du poisson. La carpe, qui survit à son transport en eau ou à sec sur plusieurs jours vers les lieux de consommation, a très certainement contribué au succès de la pisciculture traditionnelle brennouse.
À partir du début de l’époque moderne, les sources narratives, les récits de voyageurs et les cartes anciennes montrent bien que dorénavant la Brenne désigne un pays de bois, de prairies et de brandes mais aussi et surtout de très nombreux étangs. Le paysage piscicole était né. La disparition de l’antique forêt et la création des étangs au Moyen Âge ne doivent pas pour autant être assimilées à une dégradation de l’environnement puisqu’elles sont à l’origine d’un enrichissement de la biodiversité dont témoignent les milieux actuels.
Le mauvais pays de Brenne
Le XIXème siècle est particulièrement pénible pour la Brenne qualifiée dorénavant de « mauvais pays ». En 1789, les cahiers de doléances de la paroisse de Méobecq, évoquent déjà, mais peut-être de manière exagérée, le mauvais état des terres : notre paroisse n’est plus qu’un désert remply d’étangs, de marais infects et de brandes. La période révolutionnaire particulièrement tumultueuse n’a pu mettre en place des projets durables de « dessèchement » des étangs telle que le préconise la loi du 14 frimaire an ii (4 décembre 1793). Mais l’idée de « mauvais pays » doit beaucoup au célèbre mémoire du préfet Dalphonse, intitulé Statistiques du département de l’Indre, publié en 1804 et cité en référence par la plupart des érudits berrichons. Aujourd’hui, la Brenne dépeinte par cet auteur est considérée comme une exagération, révélatrice de la mentalité de l’époque à l’encontre des milieux humides.
Médecins, ingénieurs et élus locaux, pétris d’hygiénisme et de positivisme, s’intéressent, à l’exemple de Dalphonse, au problème de l’insalubrité de la Brenne « la plaie de l’Indre et même du centre de la France ». La question est au cœur des débats et amène à reconsidérer la territorialité du vieux pays et à chercher les raisons de son état non plus seulement dans les pratiques agraires locales mais dans la nature des lieux.
La région entre au milieu du xixe siècle dans la période dite de l’assainissement de la Brenne qui fut plus l’expression générale de la volonté d’effectuer des travaux d’assainissement qu’une réelle transformation du « marais » de Brenne puisque la majorité des étangs mis à l’index depuis la Révolution française perdurent jusqu’à siècle suivant.
La pisciculture rationnelle en Brenne
L’économie piscicole en crise depuis la fin du xviiie siècle n’est reprise en main par les pisciculteurs et propriétaires d’étangs qu’à partir du début du xxe siècle à la faveur de la modernisation de l’élevage de la carpe en France. La Brenne entre alors dans l’ère de la pisciculture rationnelle qui voit la mise en œuvre de techniques d’élevage, de méthodes d’alevinage et de gestion des étangs en provenance des pays du centre de l’Europe. De nouveaux types de carpes, dites améliorées à « croissance rapide », sont importés et croisés pour donner la fameuse Carpe royale.
La région naturelle
Aux XIXème et XXèmexe siècles, la perception populaire du « pays » cède progressivement le pas à une perception savante : celle d’une région naturelle (aujourd’hui certes obsolète).
Avec ce nouveau concept, l’accent est mis sur le déterminisme géologique, imposant à la végétation et aux hommes, les paysages et le choix des pratiques agraires. Son succès est révélateur de l’affirmation de l’œil scientifique mais aussi d’un certain mépris pour le vocabulaire populaire dont le mot « pays » fait indéniablement partie.
Du point de vue des géologues, la Brenne est un territoire à l’histoire et aux caractéristiques la distinguant très nettement des autres unités géologiques du centre de la France. Elle constitue la partie du Berry où les assises sédimentaires du Bassin parisien méridional sont recouvertes par des dépôts détritiques d’argiles et sables avec des concentrations ferrugineuses localisées.
Au début du XXe siècle, la Brenne est encore considérée comme un pays en marge de la Touraine et bien que sa situation géographique la place dans le Berry, le géographe Antoine Vacher en fait, comme la Sologne, un territoire gravitant autour de la seule région naturelle digne d’intérêt : la Champagne berrichonne. La Brenne s’y oppose « comme le mauvais au bon pays ».
Et c’est avec une certaine ironie que l’on constate à quel point la perception sociale de ces deux régions s’est inversé !
La notion de région naturelle est approuvée par l’État au milieu du XXème siècle. Dans le Berry, le découpage en arrondissements ou en cantons ne semble pas cohérent du point de la géologie, des paysages, des pratiques sociales et des identités régionales. Pour y remédier les arrêtés ministériels du 7 janvier 1955 et du 13 janvier 1964 posent les limites de quatre « régions naturelles » englobant les 6 790 km² du département de l’Indre : la Champagne berrichonne, le Boischaut, les gâtines de l’Indre et la Brenne s’étendant sur 34 communes et couvrant une superficie de 146 687 ha. Elle réunit trois grandes zones : La Grande-Brenne, La Petite-Brenne et la Queue-de-Brenne.
Le 22 décembre 1989, le Parc naturel régional de la Brenne est créé offrant une nouvelle territorialité à la Brenne, mais ce ci est une autre histoire...
Ce qu’il faut retenir !
Les recherches archéologiques et historiques ont montré qu’il faut se départir du cliché tenace faisant d’une zone humide un espace figé et « naturellement » marécageux. Deux activités rurales majeures ont bouleversé l’environnement local. Le paysage traditionnel a, en grande partie, été forgé par plus de 2000 ans d’activités sidérurgiques et par au moins 600 ans de pratiques piscicoles fondées sur l’élevage de la carpe. Ce poisson semble avoir joué un rôle déterminant dans la vocation choisie par la Brenne tant les perceptives économiques que représentait son commerce étaient importantes. L’étang y trouvait sa raison d’être et la Brenne en partie son paysage. L’état actuel de la zone humide est donc bien le résultat des choix des sociétés du passé. L’héritage est important puisque la biodiversité remarquable de la Brenne résulte certes de conditions édaphiques bien spécifiques mais est aussi, et il est important de le rappeler, la conséquence de la pression ancienne de l’homme sur son environnement, constituant ainsi un produit social hérité.